Bienpensance, nihilisme de la citoyenneté
Je laisse cette tribune à un Monsieur. C’est un babyboomer français qui a parcouru le monde. Sa carrière l’a amené à vivre et travailler dans les quatre coins du monde, en explorant leurs cultures pendant des décennies. Sa vie familiale (avec enfants éclectiques et aux parcours différents) complète le tableau d’un personnage sortant des sentiers battus. Il a rencontré des grands et illustres de ce monde, tout en dirigeant des gens simples à travers toute la planète. Or son cri d’alarme ne m’a pas laissé indifférent. Je lui laisse donc volontiers cet espace d’expression.
Ce propos est une réflexion sur un phénomène de notre société que l’on nomme “la bienpensance“, mais qui serait mieux nommé “l’absence de pensée“. Le plus remarquable se trouve dans sa progression, qui touche non seulement des domaines divers, mais une part de plus en plus grande de la population. C’est en cela que résident ses plus pernicieux et dangereux effets. La perte de sentiment et de notion de citoyenneté pouvant ouvrir une voie royale au passage d’une démocratie à une démocrature.
Je citerais ici Noam Chomsky qui écrit dans “Comment fonctionne le monde”:
La façon intelligente de garder les gens passifs et obéissants est de limiter strictement le spectre des opinions acceptables, mais de permettre un débat très animé dans ce spectre. Cela donne aux gens l’impression qu’il y a une pensée libre, alors que tout le temps les présuppositions du système sont renforcées par les limites imposées à la portée du débat.
L’arrivée et la progression du mouvement bienpensant
La poussée du phénomène bienpensant a pu être observée plusieurs fois dans l’histoire. Généralement, il était plus enclin à un humanisme qui suivait un conflit, comme la “der des der”1 après la première guerre mondiale, ou “plus jamais ça” après la seconde. Nous y trouvions plutôt un souci d’apaisement, de bonheur, de bienêtre et de tranquillité retrouvée.
Et de tout temps, il y a eu un penchant humain pour certaines formes de bienpensance. Celles-ci se trouvaient principalement orientées vers des sujets liés à ce qu’il est convenu de classer dans la morale, le civisme et un sociétal de bon aloi, un vivre ensemble.
Mais, petit à petit, une nouvelle orientation s’est installée — souvent portée par l’orgueil et le besoin de domination des humains (misogynie et racisme furent en ce domaine très porteurs). Pour exemple, Arthur Rimbaud, ex poète devenu aventurier, trafiquant d’armes et peut-être d’esclaves, reflète cette époque des années 1890, quand dans ses lettres africaines il écrivait “des déserts peuplés de nègres stupides“.
L’évolution actuelle se situe en particulier sous la houlette “pas de vagues“. Non pas pour une volonté de conciliation, mais dans une démarche menant vers la pensée unique. Celle que le système des plus puissants souhaitent imposer, tout en la publicisant comme démocratique et en y aliénant les plus faibles par divers moyens, qui permettent d’ôter de l’esprit toute idée d’analyse ou de pensée de telle sorte qu’ils adhérent au système de leur plein gré.
La progression rapide de la bienpensance semble en grande partie liée à l’importance du développement des médias modernes (télévision, internet, etc.) et de leurs places dans la vie quotidienne des citoyens, puisque de la facilité de leur suivi résulte une apathie ayant tendance de développement chez une partie de plus en plus grande de la population.
De nos jours, la bienpensance a été détournée du côté moraliste pour en faire un outil, afin de s’attaquer aux bases de la citoyenneté démocratique républicaine. Cette évolution voulue et organisée consiste, dans les faits, à amener la population à croire qu’elle n’a aucun rôle à tenir dans l’organisation de sa vie et de la société. Le système de base de cette démarche consiste, en premier lieu, à diaboliser les dirigeants politiques ou syndicaux, et de toutes organisations ou mouvances, autres que ceux et celles du pouvoir.
Le refus de l’engagement citoyen
En effet, une organisation, quelle qu’elle soit dans un système démocratique, se doit d’être le reflet de ses membres actifs, qui en désignent les dirigeants et sont de ce fait les créateurs des idées et orientations de ladite organisation. Par cela, chacun est non seulement participant, mais aussi auteur et créateur actif de ce que fait ou doit faire l’organisation à laquelle il participe.
Pour s’opposer à cette réalité, les arguments utilisés consistent en une chasse systématique aux idées nouvelles qui sont contraires à celles de l’ordre établi. Les propositions adverses sont alors déclarées, selon les moments, populistes, wokistes ou avec d’autres qualificatifs en iste. Et sous ces appellations elles sont arbitrairement classées dans les extrêmes. Ces fameux extrêmes non définis, dans lesquels on fait entrer “les extrémistes”, sont un curieux mélange de gens souvent bien différents, ce qui enlève toute définition et toute crédibilité à la moindre possibilité d’en définir un concept clair et concret — qui est qui et qui est quoi.
L’effet de cette démarche n’est pas un simple effet de manche. Il permet à ceux, qui la propagent, de laisser croire aux citoyens que les meneurs du système en place sont les seuls à proposer ce qui est raisonnable, notamment grâce aux formulations du genre: “on ne peut pas faire autrement”, “nous sommes contraints” et autres balivernes chassant du geste de la main toute opposition, même si celle-ci est basée sur des analyses justes et des arguments concrets.
Cette démarche consiste à développer le concept qu’un citoyen se doit d’être bienpensant, doit se tenir éloigné de tout cela et adopter une position “laissez-moi dans mon ignorance, tout cela n’est pas de mon ressort”. Les principaux résultats de cette politique présentent tous un grand danger pour la démocratie.
Tout d’abord, elle participe à l’augmentation de l’abstention lors des élections, permettant ainsi à certains de se prétendre défenseurs de (ce qu’ils désignent comme) “la majorité silencieuse”. Les chroniqueurs des divers médias touchent des salaires exorbitants pour soutenir des idées anti-citoyennes.
Il y a ainsi une perte des valeurs de responsabilités citoyennes, qui conduisent à l’accaparement du pouvoir par des groupes, dont l’idée d’une société meilleure et plus éclairée est l’inverse de leurs raisons d’être.
L’utilisation d’internet
Avec l’appui de sites manipulés par des influenceurs — qui sont, en fait, une variété nouvelle des lobbies, mais sur les réseaux sociaux — la propagande va bon train: les fausses informations comme le détournement d’images et vidéos sont un allié redoutable.
Il suffit de lire des commentaires pour constater la quantité de gentils bienpensants qui se déchainent en disant n’importe quoi sur n’importe quel sujet, en faux vrais spécialistes nageant avec félicité dans une ignorance d’un remarquable bas niveau et parfois d’une bêtise absolue. On réalise alors combien le bienpensant — apparemment si calme et mesuré — peut se révéler haineux, agressif et violent.
Il ne faut pas s’imaginer qu’il peut sortir de l’ornière, dans laquelle l’ont mis les manipulateurs de la bienpensance. Il est fort aisé de provoquer l’ire du bienpensant: pour se faire il suffit d’idées toutes faites et de raccourcis accrocheurs.
L’utilisation abusive des slogans politiques et titres journalistiques savamment bâtis écrase non seulement la connaissance réelle de leurs contenus ainsi masqués, mais également toute recherche de vérité et d’analyse. Cela montre que la majeure partie de la retenue de l’information s’arrêtent au titre de l’article ou de l’annonce, et ne va pas jusqu’à son contenu. Alors même que celui-ci présente une information bien différente et très souvent contraire au titre — ce qui est un comble.
Les titres spectaculaires sont volontairement accrocheurs car ils augmentent le fameux audimat, juge de la réussite commerciale du média concerné. En ce sens, “le nec plus ultra est de démentir le lendemain une nouvelle annoncée au conditionnel la veille” dit long sur l’éthique et l’ambiance journalistique.
Les exigences autoritaires
Partant du principe que toute assertion bienpensante présente un aspect positif et juste de ses façons d’être, de penser et de paraitre, des groupes et groupuscules vont alors utiliser des arguments plus ou moins tendancieux, afin de faire valoir leurs points de vue ou soigner leurs égos.
Dans ce domaine, la présence de 38 listes aux élections européennes n’en est qu’un triste exemple d’une démocratie noyée dans une autocratie généralisée, où tout un chacun entend être roi.
On verra au gré du temps fleurir ainsi des interdits. Et gare à ceux qui osent braver ces interdits, montrés du doigt, mis au ban de la société et couverts d’infamie par les tenants de cette société bienpensante. On pourra se voir traiter de fainéant, de raciste, de misogyne, d’homophobe ou de populiste. Ah, cette trouvaille à la mode employée à toutes les sauces… On nous demande de croire en dieu de la bienpensance, de la tolérance et de la morale.
Mais il conviendra de remarquer que souvent, derrière cette bienpensance se cache un intégrisme — religieux ou politique — orienté vers une démocrature, dont les intentions cachées sont celles de nous imposer son pouvoir, ses règles et ses lois.
L’utilisation erronée de principes
L’utilisation d’un principe ou d’une valeur reconnue et bien établie fait partie intégrante de la manipulation bienpensante. Je choisirais comme exemple-type la laïcité.
Profitant d’une grande méconnaissance du principe de la laïcité, ses ennemis tentent de la détourner de ses objectifs et valeurs pour en faire un loup habillé en grand-mère. Notamment, grâce à des qualificatifs choisis et d’apparence flatteuse, comme la laïcité positive. Les attaques contre des principes, tel que le droit du sol (sous diverses raisons peu justifiables, mais convenant à la bienpensance), se cachent des avancées négatives dans les droits de l’homme.
La chasse aux tricheurs qui ne peut qu’être populaire, s’avère, dans les faits, concerner un domaine de recherche (à peu de frais) d’une image positive d’action salutaire. En effet, si une publicité et des actions sont engagées dans le domaine des fraudes sociales, qui est d’un niveau de 17 milliards, rien n’est entrepris contre les 1000 milliards mis à l’ombre dans les paradis fiscaux. Et la défense de ces véritables tricheurs passe même par l’idée qu’ils méritent leurs fortunes excessives, car ils donneraient du travail aux autres. Assertion fort discutable, quand on connait la misère des employés qu’ils utilisent en particulier dans certaines parties du monde.
L’histoire
Il est très difficile de comprendre toutes les raisons des manipulations contenues dans les déformations de l’histoire. Cependant, force est de constater, que des images d’Épinal2 ont toujours transformées les vérités historiques en joyeux contes, et que tous les régimes totalitaires en usent et en abusent.
Pourtant, l’histoire vraie et sans manipulations partisanes constitue une source gigantesque de connaissance et de mémoire. Son enseignement doit permettre à chaque moment une référence, afin que certaines errances ou erreurs du passé soient évitées, ou du moins difficiles à se reproduire.
Seulement l’histoire a disparu des programmes et manuels scolaires dans de nombreux pays, dont le nôtre — remplacée par la géopolitique ou la géographie politique, deux matières facilement adaptables à des théories convenant aux pouvoirs et par lesquelles on peut continuer à renforcer des manipulations du domaine de la bienpensance ambiante.
Que faire ?
Dans ce constat mondialisé d’une communication immédiate, fait de raccourcis et d’images, la pensée murie par le doute, l’analyse et la réflexion ne sont pas présentes. Cela entraine des communiqués et des déclarations souvent faits pour être présents dans l’actualité du domaine évoqué, ou alors pour correspondre à une position plus épidermique que réfléchie. Une telle réaction correspond généralement à une colère de réprobation (grande ou petite), mais l’adage a souvent raison: “la colère est mauvaise conseillère”.
La crédibilité se fait toujours sur des arguments bien pesés, en partant des origines et développements de la question évoquée. Il faut laisser du temps au temps pour réaliser un tel travail, s’appuyer sur des recherches des informations sures et confirmées.
Alors, évitons de nous précipiter dans des positions sur lesquelles il est judicieux de ne pas suivre la foule. Fuyons l’immédiateté de l’actualité et les émotions. Remettons systématiquement en doute les nouvelles rapides et matraquées en boucle.
N’oublions pas que les réseaux sociaux sont un puissant moyen de désinformation et de manipulation. Vouloir les ignorer et refuser d’y être présent, est-il la bonne réponse? Y défendre des principes et des vérités, est-ce une bonne ou mauvaise idée?
J’avais commencé mon propos avec Noam Chomsky. Je vais la conclure par un peu d’optimisme d’Edgar Morin:
Nous sommes innombrables, mais séparés et compartimentés, à souhaiter que la trinité Liberté Égalité Fraternité devienne notre norme de vie personnelle et sociale et non le masque à la croissance des servitudes, des inégalités et des égoïsmes.
- Expression forgée à la suite de la Première Guerre mondiale, qui signifie la «dernière des dernières (guerres)». ↩︎
- Elle prend ses origines dans l’imagerie populaire française en étant principalement destinée au public illettré des campagnes. L’expression «image d’Épinal» a pris au fil du temps un sens figuré qui désigne une vision emphatique, traditionnelle et naïve, qui ne montre que le bon côté des choses. ↩︎