Stratégies économiques en Russie — regard d’un français, 2/2

Dans la suite de notre discussion avec Jean-Louis Nault (qui est-ce? — lire la première partie à tendance culturelle) nous poursuivons autour des questions économiques.

Voici un autre regard sur la Russie : par un français y travaillant depuis 30 ans.

Regard d’un français sur place depuis 30 ans

Mr Nault, vous étiez témoin de la transition du « communisme rouillé » au « capitalisme sauvage » en Russie. Comment les choses ont évolué ?

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© Vivian del Rio | bit.ly/1D133cv

Lorsqu’en 1991 avec ma femme nous sommes revenus en France après notre première expatriation en URSS, nous avons conclu à l’unisson qu’il faudrait au moins 30 ans pour que la Russie arrive au niveau de l’Europe occidentale des années 1970. Mais contre toutes les croyances, en 12 ans le pays a fait un bond colossal en 3 étapes principales : 1990-1994 – période très compliquée à tous les niveaux, 1994-1998 – début de l’accélération freinée par la fameuse crise de 1998, et ensuite une reprise galopante jusqu’en 2002-2003.

Je ne peux pas ne pas rebondir. Vous vous êtes beaucoup déplacé en Russie – vous avez dû voir que le « bon colossal » s’arrêtait à 50 km de Moscou, où on pouvait (et on peut encore aujourd’hui) trouver des villes / villages dans le même état qu’à l’époque soviétique ?

Vous avez parfaitement raison. Mais l’explication de cela n’est pas spécialement sur la surface…

Les entreprises occidentales, tout comme les russes, s’attaquaient aux grandes mégapoles. Pour les raisons avant tout financières, naturellement implantation de magasins et/ou d’entreprises dans des villes de plus d’un million d’habitants était plus sûr dans un pays où il fallait tout recommencer à zéro. Et effectivement, le niveau de vie dans les villes de moins d’un million d’habitants, qu’il s’agisse d’infrastructures ou des magasins remplis de marchandises, était et reste relativement bas.

Mais l’évolution en Russie ne s’arrête pas. Souvent le développement se fait avec la grande distribution. Aujourd’hui tous les grands groupes, et notamment la grande distribution (Auchan, Leroy Merlin, Décathlon et bien d’autres), visent de plus en plus les villes plus petites où la demande est très forte et dynamique. Maintenant les entreprises vont chercher d’autres marchés, et même les villes de 200-300 milles habitants sont aujourd’hui leurs cibles. Notamment Leroy Merlin et Atak tablent sur les petites agglomérations dans leurs plans de développement pour les années à venir.

Donc, encore une fois, vous avez raison — l’expansion de la croissance russe n’a pas touché toutes les régions. Ce qu’on pouvait voir à Moscou et à St Pétersbourg n’existait que là-bas. Néanmoins, progressivement le boum économique s’élargit et commence à couvrir de plus en plus la population en Russie.

Quelles sont les particularités principales dans l’activité SCM (supply chain management) en Russie ?

Le transport de marchandises unidirectionnel. Lorsqu’on envoie les camions en provenance de Moscou vers les villes de province, ils partent chargés mais reviennent vides. Ca s’explique par le fait qu’en province, à quelques exceptions près, il y a très peu de production et par conséquent il n’y a rien à transporter en direction d’autres régions. Ce qui fait que les coûts du transport dans ces conditions ne sont pas les mêmes.

Bien sûr, il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre. Des produits agricoles, par exemple, ou des produits alimentaires fabriqués en province sont transportés vers Moscou et vers d’autres destinations. Mais les volumes de ces marchandises sont sensiblement moins importants, comparé au flux de marchandises au départ du hub moscovite, où sont concentrés les entrepôts principaux, vers les régions.

Pas de stocks régionaux ? Tout est vraiment concentré dans la capitale et à Saint-Pétersbourg ? Ça paraît inconcevable, vu l’étendu du pays …

On met en place les stocks régionaux, afin de faciliter l’approvisionnement des magasins régionaux. Mais le problème reste le même – le transport (routier ou ferroviaire) n’est chargé qu’à l’aller. C’est une particularité autour de laquelle nous sommes obligés de nous organiser.

Le transport aller-retour est développé entre Moscou et Saint-Pétersbourg. La « capitale du nord » est le hub important de transit de marchandises finlandaises, ainsi que le port maritime important recevant les bateaux du monde entier.

Qu’est-ce que vous pouvez dire au sujet de l’administration russe ?

Quel que soit l’endroit, j’ai toujours considéré qu’il est important et utile d’avoir de bonnes relations avec l’administration. Je l’ai toujours approchée humblement, en évitant que l’on me prenne pour un « américain » et essayant de faire comprendre que j’étais là pour développer les choses ensemble. Il n’est pas vain de se présenter à l’administration en partenaire et non pas en demandeur. Connaissant les Russes — ce n’est qu’une question d’adaptation. Si on a cette souplesse de caractère, on peut toujours trouver une langue commune avec eux.

Est-ce qu’il y a eu un changement positif, en terme de la lenteur administrative ou d’attitude envers les usagers, entre le début de votre carrière en Russie et aujourd’hui ?

Bien sûr. Le système s’est amélioré depuis les années 2000, à l’époque de Eltsine c’était particulièrement lourd. Aujourd’hui ça reste lourd, mais je dirais que c’est plus une question du changement de gens que du système.

Rouble  vs  $ et €

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© Ivan Khimin – Moscow | bit.ly/1D17Zy4

Depuis quatre mois le rouble a récupéré 55% de sa valeur après le sommet de sa dévalorisation en décembre 2014. Mais il est toujours 30% moins cher par rapport à sa valeur initiale (avant la hausse). Comment c’est ressenti par les entreprises occidentales sur place ?

Nous sommes dans une macroéconomie. En Russie les sociétés occidentales vendent en roubles les marchandises importées (produits ou achetés en devises), tout comme les produits fabriqués en Russie (produits ou achetés en roubles), constituant ainsi un « panier monétaire consolidé ». Donc le cours du rouble est suivi par les entreprises occidentales, mais ce n’est pas le sujet de préoccupations principal. Bien que globalement nos dirigeants soient plutôt contents que le rouble se renforce.

Or, la chute du rouble artificiellement provoquée par les spéculations extérieures aux marchés russes fin 2014 n’est pas profitable à l’Europe, sans parler des particuliers russes qui ont vu en quelques semaines leur pouvoir d’achat divisé par deux ?

Absolument pas.

Les entreprises européennes ont besoin du rouble fort ?

Il faut que tout soit équilibré. Le rouble fort n’est pas bon tout comme le rouble faible – pour parler trivialement. Le commerce est fluide pour les Européens et pour les Russes, lorsque les cours sont indexés de manière cohérente en gardant l’équilibre. Et la baisse du rouble de 2014 a rappelé à tout le monde la crise de 1998, lorsque le rouble a perdu 4 fois sa valeur en quelques jours.

Effectivement, en décembre dernier la culmination de la chute a frôlé les 90% — pour les particuliers et les petites entreprises c’était catastrophique.
Dans la foulée j’ai une autre question. Je sais que la Société Générale a provisionné la totalité de ses comptes en Russie depuis 3 ans et est prête à quitter le pays dès que la situation l’exige. Est-ce que les entreprises implantées en Russie y restent aujourd’hui pour sauver les meubles ou continuent-elles à croire en leur développement durable en Russie et dans la CEI ?

Certaines branches comme l’automobile ou les banques ne perçoivent pas l’environnement économique russe de manière sereine. Notamment pour les banques il peut être difficile d’envisager une croissance, car on n’a pas de vraies raisons de croire en renforcement du rouble, ce qui rend leurs prévisions relativement vacillantes. Ce ne sont pas mes secteurs, mais ce sont les informations que je puise sommairement des sources proches.

En revanche la grande distribution (Décathlon, Leroy Merlin, ATAK, Auchan) est concernée par une demande plus ou moins constante. Or, notre modèle nous permet de penser que nous resterons à flot. Et à plus forte raison, d’autres marchés occidentaux sont soit en stagnation, soit en régression. Or, les marchés comme la Russie ne peuvent que tirer l’économie française, et plus globalement européenne, vers le haut à travers les grands groupes implantés et se développant presque de manière linéaire.

Donc on est en Russie non pas pour sauver les meubles, mais pour se développer.

CEI – Communauté des Etats Indépendants

Sur cette note optimiste parlons des voisins. Mis à part la Russie qu’en est-il avec les pays de la CEI ?

L’Ukraine a toujours été plus compliquée que la Russie, je parle bien d’avant le conflit. Les business codes là-bas ont toujours été moins clairs. Sans être un spécialiste de l’Ukraine, je dirais que pendant longtemps ce pays est resté au niveau de la Russie de 1993 (annotation : 1993 – un temps très sombre en Russie).

Kazakhstan-RussieAujourd’hui la tendance fait qu’on se tourne davantage vers les pays d’Asie Centrale, le Kazakhstan en premier lieu (annotation : le plus grand pays de la CEI après la Russie et le 9ème rang dans le classement mondial ; 4.5 fois la taille de l’Ukraine mais seulement 38% de sa population). Mon sentiment est que les occidentaux vont continuer encore quelques années à développer les régions russes. Et la deuxième étape concernera les autres pays satellites de la CEI.

Qu’entendez-vous par « encore quelques années » ?

2-5 ans. A condition de rester dans la situation géopolitique telle qu’elle est aujourd’hui.

Si je vous suis – les entrepreneurs européens peuvent / doivent partir en business aventure en Russie, malgré les épisodes noirs connus en 2014 ?

Pour moi 2014 est un épiphénomène. Si on monopolise son attention sur 2014, on ne fait plus rien. Il faut avoir une vision plus loin que son nez. Toutes les sociétés présentes aujourd’hui en Russie sont visionnaires. Exemple : FM Logistic, qui est une entreprise familiale, a fait le pari en 1994 et aujourd’hui est leader dans le segment de la logistique en Russie.

La vie et les affaires en Russie continuent, quoi qu’on en dise en Europe et ailleurs. Un autre exemple : regardez la crise de 1998 – économiquement beaucoup plus grave – en 2000-2001 on en parlait plus.

Mais à cette époque l’économie se portait mieux au niveau mondial, il y avait une croissance notamment en France. En plus Poutine, arrivant au pouvoir en 2000 après l’époque-dévastatrice eltsiniènne, commence à mettre de l’ordre dans le pays et dans la politique extérieure. Donc ces années était propices à une amélioration vitale pour le pays. Difficile quand même de dire qu’aujourd’hui qu’il y a le même terrain fertile pour un rebondissement économique, sans parler de l’attitude de la diplomatie internationale très négative envers la Russie.

Ce n’est pas faux. Mais l’Europe essaie de se convaincre que les sanctions font du mal à la Russie. Seulement, la Russie a dépassé ce cap et aujourd’hui n’a plus strictement aucune crainte de ces sanctions. De surcroît les sanctions individuelles, émises contre certains oligarques ou politiques russes, sont tout simplement ridicules.

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