Ils sont fous ces forcenés de l’efficacité coréens ! – Eric Surdej
Vient de paraître le livre d’une extrême pertinence et d’un grand intérêt sur le management coréen et la différence culturelle de l’approche du travail. L’ouvrage passe les parallèles entre ce peuple asiatique et les Occidentaux, en l’occurrence les Français. Dans la quatrième de couverture l’éditeur annonce la couleur : « voici un livre qui va donner des éléments de comparaison à tous ceux, nombreux en France, qui se sentent exploités par leur entreprise » (ici et par la suite tout texte en italique étant une citation du livre).
ILS SONT FOUS CES CORÉENS !
Dix ans chez les forcenés de l’efficacité
Eric Surdej, éd. Calmann-Levy
L’auteur Eric Surdej (après Philips, Thomson, Sony, Toshiba et la FNAC) a passé 8 ans comme DG et Président France chez LG – le géant sud-coréen. Il raconte son parcours dans ce chaebol dont la culture du travail est diamétralement opposée à celle en Occident et en particulier en France.
Le but de cet article n’étant pas de résumer le livre, mais de susciter un questionnement utile et important dans un système des 35 heures et d’assistanat. Et comme l’a adroitement remarqué l’éditeur du livre – donner des éléments de comparaison à tous ceux, nombreux en France, qui se sentent exploités par leur entreprise.
Culture du travail coréenne
Faits et Généralités
Aujourd’hui, les Japonais décrivent les Coréens comme des personnes à l’esprit étroitement militaire, des brutes, des paysans sans finesse et des obsédés du contrôle.
Historiquement, et donc culturellement, les Coréens travaillent 12-14 hrs/jour sans la moindre plainte sur leur sort. Lorsque le travail l’exige, ne sont pas rares les cas lorsque les employés restent travailler la nuit sans rentrer à la maison.
Dès l’enfance, les Coréens acquièrent un souci de précision qui n’est pas de pure forme ; les dix-sept (seulement !) lettres de leur alphabet subissent des variations de sens et d’emploi pour un accent, un léger trait supplémentaire dans le graphisme. Faute de vigilance dans la lecture ou l’écriture, c’est toute la portée d’une phrase qui peut ainsi se trouver modifiée. Cette obligation de rigueur s’exporte dans l’ensemble de la vie ; le moindre détail compte, car il a un sens.
Les dirigeants de LG ne faisaient confiance qu’à eux-mêmes pour diffuser la culture maison à tous les étages de sa hiérarchie. Pas de consultants extérieurs, et encore moins d’occidentaux. Les formations internes se font en immersion totale, coupées du reste du monde, dans le minimalisme spartiate – logement pour 2-3 personnes dans des compartiments minuscules mais fonctionnels ; dans un régime intensif – 7h30 – 21h30, 7/7 ; et dans les traditions coréennes – la nourriture est très insuffisante.
La délation est élevée au rang de la normalité indispensable. A cet effet une messagerie anonyme est dédiée sur le site de la société. Chacun peut y formuler ses remarques sur un collègue, un supérieur, un subordonné. Tous les messages sont examinés en haut lieu, avec comme seul souci la bonne marche de l’entreprise. Ce système de délation interne n’est pas seulement toléré et canalisé ; il est intégré au « Jeong Do management », et donc bien vu de tout le monde.
Recrutement
Les Coréens recrutent sur parcours plutôt que sur les compétences précises. Lorsqu’ils engagent de jeunes diplômés de l’université, c’est en fonction de leurs résultats plus que de leur spécialisation. Cette dernière, LG y pourvoira à coups de stages et formations intensifs. Les trois premières années, ceux-ci occupent jusqu’au tiers du temps de travail. En sommes les dirigeants achètent un potentiel intellectuel, un cerveau, une personne, une motivation et se chargent du reste. Contrairement à la pratique française : vous n’avez pas de diplôme et d’expérience dans le domaine ? Alors vous n’êtes pas compétent.
Faut-il voir là un mépris de la personne ou au contraire une confiance en ses capacités d’adaptation ? Et comment s’étonner, ensuite, d’un tel attachement de chacun à une entreprise qui assume tout, formation technique, carrière, avancement, famille parfois ? — souligne Eric Surdej le fonctionnement coréen.
Précision Méticuleuse
Tout était encastré dans un horaire d’une précision méticuleuse (même le passage aux toilettes), sans faille ni place pour l’imprévu et étayé par une batterie de solutions de remplacement adaptées à chaque situation possible. Ce que les dirigeants politiques ou les PDG de multinationales occidentales pouvaient se permettre, le président de la division Télévision du groupe LG ne le pouvait pas ; pour lui, chaque minute comptait, chaque détail avait un coût, chaque décision un impact.
Communication
En dehors d’une rapidité étonnante avec laquelle un coréen répond au téléphone, la communication est brève et n’allant qu’à l’essentiel. Pas un mot sur le temps qu’il fait, sur les programmes de la veille à la télé ou la coiffure de la nouvelle assistante.
Pas de pertes de temps en réunions inutiles et filandreuses, jamais de laïus inutiles, de généralités creuses, aucun retard sur l’horaire fixé.
Pause déjeuner ? 40 minutes, pas plus, à la cantine de l’entreprise avec pour sujets de conversation – le travail et les projets en cours !
Management
Qualités managériales. L’executive ne doit pas avoir une conduite ostentatoire mais limiter les dépenses au maximum, constituer une icône d’intégrité, de ponctualité et de rigueur, donner la vision générale à ses équipes, arbitrer les conflits, encourager les bons éléments, sanctionner les autres, en un mot, être à la fois insipide et neutre, mais présent et surtout exemplaire.
Principes du Travail
Les ristournes, les bonus, les menus cadeaux relèvent des pratiques impensables, immorales même ; au mieux elles ne rentrent pas dans le process commercial, au pire elles sont assimilées à une entente délictueuse entre vendeur et acheteur.
La capacité formidable des Coréens à obtenir de la croissance dépasse tout ce qu’un esprit occidental peut imaginer. Son secret – les Coréens mobilisent toutes les ressources humaines nécessaires, quitte à dépasser les limites du possible. D’ailleurs il n’existe aucune limite au possible.
La structure interne des cadres de LG, très fortement hiérarchisée, aux apparences d’un système militaire basée sur une pyramide à multiples étages où la promotion ne s’effectue pas à l’ancienneté, même s’il faut faire ses preuves durant 4-5 ans à chaque étage. Ce qui fait la différence, ce sont les performances individuelles mesurées par un mode de notation complexe et précis qui constitue le moteur du système.
Différences principales avec l’Occident
Le système coréen fonctionne de manière radicalement différente du nôtre. Pour le comprendre il faut saisir deux facteurs essentiels.
“Si un enfant durant toute son enfance est constamment gratifié (peut-être par peur des parents de blesser l’amour propre de leur progéniture, ou peut-être par l’ignorance totale de ces derniers des moindres principes d’une éducation cohérente) et si ses parents ne le « tirent pas vers le haut » – il est difficile d’imaginer la formation d’un perfectionniste…”
La contrepartie de cette dure école, c’est l’espoir d’ascension sociale qui anime tout jeune Coréen. Lorsqu’il se lance dans la vie active, il sait que sa réussite ne dépendra que de lui, qu’un échec le démolira socialement et psychologiquement. Mais mourir au combat plutôt que de renoncer fait tellement partie de sa vie que cela lui donne tout son sens.
“Le trait français de calculer les moyennes par élève, par classe, par école, par département, par région, la moyenne nationale … curieusement n’attribue pas une meilleure qualité à l’éducation en général et ne produit pas de perfectionnisme omniprésent. L’attitude impersonnelle des enseignants dans les universités inflige un désintéressement généralisé avant l’arrivée dans la vie professionnelle – où la création, la motivation et le travail bien fait n’est la priorité de personne. La tendance “obtenir le diplôme et oublier la fac” se transforme en “percevoir le salaire et rentrer à la maison”. La qualité du travail et l’amélioration constante de soi et de son environnement ne sont pas présentes dans la chaîne de réflexion de monsieur et madame toutlemonde.”
Le second facteur essentiel de différences principales avec l’Occident c’est l’énergie que chaque Coréen consacre à son travail, qu’il occupe un emploi subalterne ou élevé. La pression de la hiérarchie est telle, la masse de travail à fournir si élevée et les menaces sur les résultats si constantes, qu’un Coréen se dévoue à la tâche qu’il doit accomplir. Non seulement il n’existe aucune « planque » dans une entreprise coréenne, aucun placard dorée, aucune rente de situation ; mais, de la base au sommet, chaque collaborateur sait que son éventuel avancement est subordonné à une foule de paramètres dont un seul peut le faire chuter.
D’autres différences assez impressionnantes et inhumaines dans leur version coréenne, mais comme le livre le démontre particulièrement efficaces : la notation en passant par la mesurabilité de chaque processus.
A la fin de la période de référence, généralement le mois, il lui faudra cocher chacune des cases, qui se content souvent par dizaines, au moyen de trois couleurs : verte si l’objectif a été atteint à 100%, jaune s’il n’a été rempli qu’entre 95 et 100%, rouge en dessous. Le système est implacable ; à 99% de résultats obtenus, l’objectif n’est pas atteint. Ne parlons pas d’un objectif atteint à 90% ; on frôle la catastrophe.
Au fil des années chez LG, Eric Surdej a acquis une certitude à la fois impressionnante dans son efficacité et terrifiante dans son principe : tout, absolument tout, était prévu ; y compris des situations qui avaient peu de chances de se produire mais devant lesquels les responsables ne devraient en aucun cas se trouver démunis.
Vous avez dit inhumain ? Certes. Mais formidablement efficace – termine l’ex PDG LG France son troisième chapitre « Une entreprise coréenne comme si vous y étiez ».
Inconvénients du système coréen
Le système LG n’est pas fait pour le « thinking out of the box », il a plus confiance en son efficacité interne que dans l’observation de l’extérieur (les bonnes pratiques et les conseils pouvant venir de l’extérieur).
L’idée que les hommes performent mieux avec des compliments que sous les reproches n’effleure pas la conscience coréenne. Souvent le travail tourne au gâchis à cause du sacro-saint respect des process (l’exemple flagrant du respect des process instaurés et de la hiérarchie dans la société coréenne est démontré dans La thérapie du choc culturel II – Le cas de Korean Air par Benjamin PELLETIER).
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le fait non-négligeable (puisque historique), que grâce à cette méthode de renonciation, typiquement asiatique, la Corée du Sud s’en est sortie en à peine quelques dizaines d’années après la guerre et l’occupation qui l’ont paupérisée jusqu’aux racines.
Questionnements et Conclusions
La grande question, qui me travaillait dès les premières pages de ce livre absolument passionnant:
Devrait-on vraiment s’arrêter aux premières apparences sommairement décrites d’un peuple paraissant, peut-être, inhumain avec les siens, néanmoins obtenant des résultats de loin supérieures à nos principes de fonctionnement ?
Ne devrait-on pas chercher dans les méandres de leur culture les points positifs afin d’en apprendre et, soyons fous, appliquer chez nous ?
Probablement poussé par la même bonne volonté et les meilleures intentions du monde le premier DG français de ce groupe coréen – Eric Surdej – espérait de faire évoluer les mentalités, de construire un modèle d’entreprise qui concilierait tous les avantages : efficacité commerciale coréenne et management à l’européenne. Mais dit-il, ce fut un rêve chimérique. Toutes les utopies humaines ont tenté de rassembler le meilleur de l’homme pour en faire un modèle de société, mais toutes ont échoué. Vouloir associer des méthodes de management divergentes satisfera, peut-être, l’esprit mais ne fera pas progresser les résultats.
A un certain moment de l’histoire, et dans un cadre culturel donné, tel système entrepreneurial sera plus performant que les autres, et vouloir en tirer des principes universels paraît vain – conclue l’auteur.
Triste conclusion, n’est-ce pas ? L’évolution de l’homme s’est faite grâce à l’observation, l’analyse et l’expérience. Ainsi, pourquoi ne pas (essayer de) prendre les bonnes pratiques d’ailleurs ?
Le livre explique une attitude coréenne historiquement hermétique aux autres cultures et ne reconnaissant que sa propre excellence et la performance de son système. Ce mode de fonctionnement a joué des détours et a couté cher à ce chaebol à la fin des années 2000. Apparemment aujourd’hui la société coréenne est en passe de changer et de s’ouvrir davantage aux pratiques extérieurs (occidentales) et mettre de l’eau dans son vin.
La force de ces grands groupes est d’appliquer une seule règle de fonctionnement
Naturellement, malgré un nombre important de citations du bouquin, cet article n’est qu’un avant-goût d’une plongée extrêmement intéressante dans un système ahurissement inhabituel pour nous et plein de découvertes sur 174 pages. Comme par exemple la lobotomisation annuelle du top management dans les séminaires d’executives où, entre autre, il faut monter sur la table, lever le poing et hurler les promesses d’engagement et du respect à l’entreprise et ses valeurs.
Bien des pratiques en Corée du Sud ressemblent aux régimes totalitaires comme la Corée du Nord (le voisin immédiat) ou l’URSS. Naturellement les deux Corées sont proches culturellement, car à la base se fut un seul peuple avant le conflit entre le capitalisme et le communisme (1950-1953) qui l’a divisé en deux, comme cette Allemagne que l’on connait beaucoup mieux.
Curieusement, il y a certaines ressemblances culturelles de ce pays asiatique avec la Russie : l’impassibilité des gens, le manque de sourires, les hurlements d’engagement au parti communiste disparus en Russie depuis 25 ans, la considération des Français comme des fainéants-procéduriers et comme du peuple manquant du courage au travail, mais à la fois l’adoration des Français pour leur savoir vivre et leur culture.
Dernier mot de l’éditeur : le livre contient quelques leçons dont les entreprises occidentales pourraient s’inspirer si elles veulent survivre dans une économie mondialisée où la Corée fait figure non plus de «jeune tigre», mais d’ogre à l’appétit insatiable.