Pays post-soviétiques: 30 ans d’expérience d’un français — 1/2

Jean-Louis Nault travaille en Russie depuis, précisément, décembre 1986. A ce titre, tout préambule expliquant qu’il connait le pays, sa culture et les façons d’y travailler s’avère de facto superflu.

La raison principale, pour laquelle j’ai interviewé ce Directeur Logistique du groupe ATAK, est qu’il a une vision holistique de la Russie — économique, politique, culturelle et temporelle — depuis la fin de l’URSS. Le regard sur la Russie de cet expatrié français, devenu presque russe, est d’autant plus intéressant que durant ces presque 30 années il a fait partie de nombreuses sociétés de renom {Thomson, Servier, FM Logistic, Leroy Merlin, X5 Retail (groupe russe de grande distribution), et d’autres} sur le territoire du pays ayant depuis toujours animé tant de polémique dans l’esprit occidental. De 1991 à 2002 Mr Nault travaille en France en se rendant en Russie minimum une semaine par mois. Par la suite il s’installe avec sa famille à Moscou, en voyageant, de par ses fonctions, sur tout le territoire jusqu’à Vladivostok, ainsi que dans certains pays de la CEI, notamment l’Ukraine et l’Ouzbékistan.

Or, ceux qui s’intéressent vraiment à la Russie et la CEI et cherchent à avoir une lecture plus claire de cette région à travers toute une panoplie de dimensions – l’économie et la culture post-soviétiques avec un filet politique liant en filigrane les faits historiques – cette interview ad hoc est pour vous.

30 ans d’expérience dans l’espace post-soviétique

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CCCP (URSS) – bâtiments du Ministère de l’Economie à Moscou. Carte postale de 1989 | bit.ly/1XuhHVh

Mr Nault, partons de l’Europe occidentale vers l’Est progressivement. Souvent en Europe occidentale, et notamment en France, on classe dans les « pays de l’Est » tout ce qui se trouve à droite de l’Allemagne (sur la carte), englobant ainsi les pays de l’Europe centrale et de l’Europe orientale. Quelles différences principales dans la communication et la culture de travail avez-vous constatées entre les pays de l’Europe centrale et les pays de l’Est au début de votre carrière : fin des années 80 – début des années 90 ?

En 1992-1993, en tant que recruteur à cheval entre la Bulgarie, la Pologne et la Russie j’ai interviewé beaucoup de gens pour le laboratoire Servier. A cette époque je n’ai pas constaté de différences entre les représentants de ces trois pays. Après la chute du mur, il n’y avait pas d’écart entre les pays du bloc soviétique — une personne occidentale ne voyait pas de différence entre, par exemple, Sofia (Bulgarie), Lipetsk (Russie) et Tachkent (Ouzbékistan). De surcroît, dans les endroits cités on parlait russe et le mode de vie – atmosphère, rapports entre les gens, méfiance des étrangers – était homogénéisé.

En revanche dès 94-95 il y a eu une énorme expansion de la Pologne, la Bulgarie l’ayant suivi un peu derrière, tout comme la république Tchèque. Ces pays de l’Europe centrale, allant jusqu’à la frontière biélorusse et ukrainienne où de facto commence l’Europe de l’Est, ont été aspirés par le modèle européen dans les années 1990.

Est-ce qu’un pays comme la Pologne, l’Europe centrale donc, est réellement plus proche de la culture occidentale que les véritables pays de l’Europe de l’Est ?

Oui, la Pologne est plus européenne, puisque l’histoire a fait qu’ils ont eu leur révolution plus tôt qu’en Russie (le mouvement de Solidarność de Lech Wałęsa dès la fin des années 1970). Pour moi aujourd’hui la Pologne est un vrai pays européen et un vrai modèle pour les pays de l’Est.

Avançons vers l’Est. Y a-t-il, selon vous, des différences notables entre la culture russe et celle des pays Baltes (anciennes républiques soviétiques) ?

Sachant que je n’ai travaillé avec les pays Baltes qu’à distance, mon sentiment est que leur modèle se rapproche plus du modèle polonais (que je connais assez bien de par mon travail) que du modèle existant en Russie.

Vous disiez qu’un étranger au début de l’ère postsoviétique ne voyait pas de différences notables entre les pays du bloc soviétique. Revenons rapidement sur l’Ouzbékistan. Des amis russes, ayant déménagé de Tachkent en Russie après la chute du mur, me racontaient qu’il y avait d’énormes différences entre ces deux pays, notamment culturelles. Comment vous expliquez cette différence de regards ?

Ayant ici la télévision française, je vis dans un pays qui n’est pas du tout le discours tenu dans les médias français…
Initialement je percevais tout avec les yeux d’un étranger atterri dans un vaste espace soviétique à nivellement social très fort. Et j’étais perçu, avec méfiance, comme un étranger venant d’une culture complètement différente.

Il n’en est pas moins que pour moi l’Ouzbékistan est un magnifique pays tirant énormément de choses de son patrimoine culturel. Il y a deux ans j’y suis retourné et j’ai constaté que la donne a complètement changé. Les mœurs et les rapports entre les gens, ainsi que l’attitude aux étrangers ont évolué. Aujourd’hui le touriste fait vivre l’Ouzbékistan. Mais je pars quand même d’un constat – il était extrêmement difficile d’y faire du business au début des années 1990. L’inertie soviétique dans tous les aspects de la vie sans exceptions y était très présente, ainsi faisant ressembler ce pays à ces « camarades ».

Donc, oui, culturellement c’est différent, mais le mode de fonctionnement, la mentalité, les attitudes vis-à-vis des étrangers et du business à l’occidental étaient très typiques pour tous les pays-membres du bloc soviétique.

La Russie et les Russes — le regard factuel français

Le territoire russe est énorme. Ressentez-vous aujourd’hui une différence entre sa partie européenne (Moscou / Saint-Pétersbourg) et le reste du pays, et notamment Vladivostok – dans l’approche du travail, la réactivité professionnelle, la communication?

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Vintage. Affiche de voyage soviétique des années 1930, Intourist | bit.ly/1Xuic1x

Je peux dire que Saint-Pétersbourg a quelques tendances un peu plus occidentales, bien que naturellement il reste russe. Sa position géographique, près des pays Baltes et quasi frontalière avec la Finlande, doit certainement avoir une certaine influence.

A l’opposé, à Vladivostok et les villes voisines, je dirais qu’il y a une influence chinoise dans les affaires. Globalement la mentalité reste russe et l’approche du business fonctionne selon le même modèle que le reste de la Russie, mais avec une touche chinoise.

Les occidentaux disent assez souvent que pour vendre en Russie il faut être russe. Pas simplement parler russe, mais comprendre le mode de communication au-delà du langage. On dit aussi que les Russes ont tendance à préférer traiter avec les Russes plutôt qu’avec les étrangers. Quelle est votre expérience ? Et est-ce qu’il y a une évolution depuis la chute du mur ?

Oui ! 1991-2000 — il y a eu une vague massive d’étrangers venus développer leur business en ex-URSS. Il était par défaut naturel « d’accorder certains avantages aux personnes rencontrées ».

Annotation : ici Jean-Louis Nault use d’une formulation élégante pour décrire la pratique des cadeaux de prime à bord aux Russes par les Occidentaux, afin d’entamer une relation commerciale. A cette époque, la première décennie après l’URSS, 99.9% de Russes étaient friands de tout ce qui provenait de l’étranger — n’importe quel cadeau, même parfois le plus petit, pouvait faire plaisir aux gens nés derrière le rideau de fer communiste, ne laissant pénétrer aucun gadget occidental dans le pays. Ce geste, « ne pas venir les mains vides », particulièrement attendu et apprécié par la population locale, avec les années s’est transformé en quémandage abusif — « pas de bras, pas de chocolat ». Cette pratique existe encore aujourd’hui dans certains cas et dans les coins reculés de la Russie

2000-2004 — le début de l’évolution instaurant les changements positifs permettant le dialogue avec la population locale qui commençait à se sentir en partenaires et non pas uniquement en force ouvrière. 2005 à aujourd’hui — pas de changements majeurs, mais un développement phénoménal des business différents.

Techniquement, si on n’avait pas les autorisations de faire certaines choses, nous étions amenés à passer par un russe qui aurait plus d’entrées avec les siens. En revanche, je ne suis pas du tout d’accord avec l’état d’esprit généralisé des européens sur les Russes ne traitant qu’entre eux. Les Russes traitent avec les gens qui les comprennent.

En parlant des européens… Du constat personnel : les Allemands et les Italiens ont plus de facilités dans la communication avec les Russes, contrairement aux Français avec un comportement plus réservé, pour ne pas dire coincé.

Parfaitement ! L’Allemagne a une approche très froide du business. L’Italie a une approche très chaude. Et la France a une approche très frileuse. Par exemple, un allemand va foncer vers son but, tout en faisant attention aux abords, tandis que les français se posent trop de questions avant d’agir.

Un exemple le plus frappant – le groupe Carrefour, un mastodonte en France, qui a essayé à 3 reprises de s’implanter en Russie, mais, entre autre, à cause de sa frilosité a dû rebrousser le chemin. Cela peut être aussi parce que Carrefour n’a pas envoyé les bonnes personnes, sachant que tout est une question de personnes, sinon comment expliquer qu’Auchan et bien d’autres ont réussi à s’implanter ici ?

Vous l’avez dit : « les Russes traitent avec les gens qui les comprennent » … Or, tout dépend de la compréhension par les occidentaux où ils mettent les pieds. L’adaptabilité est la règle ?

Les Russes traitent avec les gens qui les comprennent
Bien sûr ! Tout dépend de la compréhension de l’environnement économique et culturel du pays qu’on aborde. Et si on sait s’adapter en prenant les bons côtés et ignorant les mauvais, dans ces conditions la Russie n’est fermée pour personne. Sans parler du peuple qui est accueillant et ouvert.

Pourtant ce n’est pas le discours des médias occidentaux. En particulier depuis le début 2014. Bien qu’ils ne parlent pas du peuple, mais de la politique russe qui serait agressive…

Une de mes connaissances, un directeur marketing français qui est en Russie depuis seulement 1.5 ans, n’en revient pas – pourquoi une telle désinformation sur la situation économique en Russie a lieu dans les médias européens ?

Et je le confirme. Ayant ici la télévision française, je vis dans un pays qui n’est pas du tout le discours tenu dans les médias français.

Et je rajouterais surtout une chose. Nous, on est sur place, donc en voyant la réalité tout autre de ce qui est dit en France, on arrive à faire la part des choses. Mais le temps et l’énergie, que nous dépensons pour convaincre les grands dirigeants des groupes français puisant leurs informations uniquement de ce qui est servi par la presse et la télévision, sont tout simplement colossaux ! Si on consacrait tout ce temps et ces forces à nos fonctions, ça serait considérablement plus productif. Et beaucoup moins fatiguant moralement.

A l’inverse, les médias russes, depuis le début des hostilités occidentales envers la politique extérieur du Kremlin, dénoncent ouvertement la démocratie arrangée dans les médias occidentaux. Logiquement ça forge l’opinion publique en Russie. En tant qu’expatrié (étranger) ressentez-vous un changement des mœurs et d’attitude envers les occidentaux sur place ?

Clairement non ! Si ce n’est que sur le ton de la boutade dans un taxi ou avec des gens croisés par-ci par-là qu’on me parle des Mistrals ou de François Hollande. Mais sans aucun mépris, ni agressivité.

Faites attention, Mr Nault, beaucoup de lecteurs vont croire que tous les deux nous sommes les ‘’trolles du Kremlin’’ infiltrés sur le web francophone …

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