Distance hiérarchique en France et en Russie. Qui dit mieux?

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Universita-Carlo-Cattaneo-LIUC-logoCet article est utilisé depuis le 15.03.16 à Università Carlo Cattaneo – LIUC (Castellanza, Italie) dans le cadre des cours “Intelligence Interculturelle”

Lorsque les Français me racontent à quel point il est difficile de mener les affaires en Russie à cause d’une incroyable centralisation du pouvoir dans le public comme dans le privé, j’objecte souvent que ce n’est pas beaucoup mieux en France.

Selon l’étude de Gerdt Hofstede dans les années 70, en France la distance hiérarchique, en tant que dimension organisationnelle et sociologique, était relativement élevée. Après 17 ans en France, j’aurais tendance à dire qu’il n’en est pas moins aujourd’hui…

Et étant donné que la Russie est connue pour son pouvoir centralisé, une des dérivées d’une grande distance hiérarchique, on peut essayer d’établir un parallèle entre ces deux cultures différentes mais, à l’évidence, ayant des ressemblances cachées pour l’œil non-averti.

Certains interculturalistes en vogue en France critiquent les travaux de Geert Hofstede qui a redéfini la notion de la distance hiérarchique et affecté des indices chiffrés à 76 pays dans les années 70. En l’occurrence, pour le bloc soviétique, dont la Russie a fait partie à cette époque, l’indice pourrait être substantiellement fossé. Il faut dire qu’ils n’ont pas complètement tort, même si je ne suis pas en parfaite harmonie avec leurs conclusions.

Alors, je fais le pari de comparer la distance hiérarchique en France et en Russie (souvent incomprise et mal interprétée par les deux peuples), sans utiliser les indices de Hofstede publiés il y a une quarantaine d’années. Le monde et ses cultures sont en perpétuelle métamorphose. Sans oublier que toute règle (ou indice) a ses exceptions.

Distance hiérarchique — définition

C’est le degré d’attente et d’acceptation d’une répartition inégale du pouvoir par les individus qui ont le moins de pouvoir au sein des institutions et des organisations d’un pays.

(HOFSTEDE G., HOFSTEDE G.J., MINKOV M., « Cultures et Organisations : Nos programmation mentales » (2010), 3e édition. Paris : Pearson. p.83)

La distance hiérarchique forte se caractérise le plus souvent par le patron qui est au-dessus de tout, les subordonnés ne sont que des exécutants, sans être inclus dans la boucle de décision. Le vice peut être poussé à bout dans certaines cultures où les employés préfèrent un certain paternalisme du patron. Tout comme certains individus, présents dans toute culture, ne veulent pas donner leurs avis et préfèrent être dirigés au quotidien par un management quasi militaire.

Dans les pays avec les patrons autocrates et les personnels ayant tendance à craindre de manifester leur désaccord, ces derniers sont moins enclins à préférer un patron qui leur demande leur avis. En d’autres termes, dans les pays avec la distance hiérarchique élevée le personnel préfère une subordination quasi-totale à un patron qui décide de tout et donne les ordres.

(HOFSTEDE G., HOFSTEDE G.J., MINKOV M., « Cultures et Organisations : Nos programmation mentales » (2010), 3e édition. Paris : Pearson. p.82)

La distance hiérarchique faible est propre aux pays nordiques, germaniques et anglophones. De manière caricaturée le patron peut être un pote, le tutoiement est tout à fait possible (mais pas omniprésent), la décision concerne tout le monde (ou presque), les bureaux sont organisés par équipes (managers et équipes confondus) et non pas par hiérarchie, pas d’étages réservés à la direction, pas de tenue vestimentaire stricte, la prise de parole et l’initiative sont saluées, à l’inverse du système avec la distance hiérarchique forte où il vaut mieux avoir en amont une autorisation du supérieur.

Les exemples sont légion pour décrire la différence entre ces deux extrêmes faciles à distingués. Mais le truc (c’est vraiment le cas de le dire) est que ces deux systèmes sont subtilement mélangés dans chaque culture, où ils créent ses propres points forts et difficultés dans chaque organisation.

France – Russie

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© Ani Gevorg

La culture française, tiraillée par la multiculturalité hexagonale et européenne, et par la globalisation, est en pleine mutation. Les cultures d’entreprises en France le sont aussi, la concurrence et l’évolution de process de gestion obligent. Encore que davantage d’ouverture et de souplesse accéléreraient le pas d’adaptation à son époque et faciliteraient l’existence aux intéressés.

La distance hiérarchique dans l’hexagone est à géométrie variable, tout en restant élevée. Les habitudes culturelles, les vestiges historiques de la hiérarchisation sociétale, le management implicite à la française, la consanguinité des anciens élèves, la centralisation du pouvoir (en particulier en entreprise) et tant d’autres paramètres tirent cette distance hiérarchique vers le haut. Inversement, les nouveaux courants de l’économie participative, du management collaboratif (concept importé pour son efficacité des pays avec la distance hiérarchique plus faible), de nouvelles pratiques RH (comme, par exemple, l’embauche non pas d’un diplôme mais de la personne et de ses connaissances) tirent la distance hiérarchique vers le bas, en fluidifiant l’économie par la même occasion.

Néanmoins, les Français sont connus pour un certain conservatisme et ils le reconnaissent eux-mêmes, pour le moins ceux qui ont du recul. Ainsi, la distance hiérarchique, initialement élevée en France, ne baisse guère à travers les décennies (ce qui saute aux yeux à tous les étrangers), en dépit des efforts de la nouvelle génération d’entrepreneurs résolument décidée d’apporter de nouveaux courants dans la mentalité des lumières.

Xavier Moreau, Anton Malafeev — la Russie de PoutineEn Russie, les mêmes écueils sont à l’ordre du jour, mais avec ses propres différences culturelles et vestiges historiques. Ce pays a aussi le pouvoir centralisé (vertical), que ça soit dans le business ou la politique. D’ailleurs, il suffit de googliser “la verticale du pouvoir” et vous n’y trouverez que des articles des plus grandes éditions françaises se donnant à cœur joie sur leurs sujets de prédilection : la Russie de Poutine (par ailleurs, voir mon interview “la Russie de Poutine” avec Xavier Moreau). Toujours est-il, le pouvoir centralisé est immanquablement le résultat ou la prémisse (selon la culture et l’époque) d’une distance hiérarchique élevée.

En Russie cela s’explique en majeure partie par le tsarisme féodal ayant régné pendant des siècles jusqu’il y a à peine 100 ans, et qui a été brusquement remplacé par 75 ans de communisme enfermé derrière un rideau de fer. Une théorie marxiste imaginée pour le bien du peuple, mais qui, en pratique et dans le paterne culturel et historique russe, a donné un totalitarisme centralisé entre les mains d’une minorité. Ces 75 ans représentent 3-4 générations, dont les 2 dernières sont aujourd’hui en pleine activité professionnelle et occupent les positions managériales et patronales.

Les nouvelles générations (à partir de 1985) ont bien sûr davantage d’ouverture sur les autres cultures et business-pratiques, grâce à leurs études à l’étranger et une mobilité internationale libérée depuis un quart de siècle.

distance-hierarchique-en-france-et-en-russie-3Mais dans la vaste population russe de 146 Mn (2015) tout le monde n’a pas le privilège de faire ses études à l’étranger, partir en week-end au ski dans les Alpes, ou fêter ses noces à Venise ou à Las Vegas. 85% de jeunes russes font leurs études et travaillent au sein de leur propre culture, ailleurs qu’à Moscou et à Saint Pétersbourg, les villes les plus ouvertes sur le monde (ce qui est propre à toutes les capitales).

Il faut donc rester lucide. L’ouverture d’esprit des jeunes et des frontières russes ne signifient en rien le futur lissage de la culture russe sur une globalture, promulguée depuis quelques temps par certains idéologues-progressistes en tant qu’une culture unique. Les Russes conserveront leur identité culturelle, tout comme le font les Français malgré leurs frontières ouvertes et la communication libre avec les autres cultures.

Naturellement, dans cet exemple la France pourraient être remplacée par n’importe quel autre pays avec sa propre identité culturelle, la conservant à travers le temps et malgré la globalisation économique qui ne globalise point les cultures du monde, malgré certaines prémisses d’uniformisation des mentalités.

Parenthèse

La fluctuation de l’indice de la distance hiérarchique est un processus lent et à la fois continu. Tout changement est douloureux pour les conformistes qui ne jurent que par le traditionalisme. Ces individus sont présents dans chaque culture. Et plus ils sont nombreux, plus le progrès est lent et compliqué.

En sus, n’oublions pas la distinction entre la culture nationale et la culture d’entreprise. Cette dernière peut évoluer plus rapidement et, donc, être adaptée aux besoins du travail au travers les changements managériaux. La culture nationale s’acquiert, de manière quasi irrévocable, dès la plus tendre enfance, contrairement à la culture d’entreprise qui s’acquiert, comme les règles d’un jeu, pour le temps que le salarié en fasse partie.

Dissection des apparences

Lorsque j’interview les managers français travaillant avec les Bulgares (culture assez proche des Russes), ils constatent l’absence de management collaboratif en Bulgarie, argumentant cela par un retard économique et social du pays. L’analyse n’est pas fausse, mais est-ce que la France peut se vanter d’un management au pas de son époque ?

Dans l’hexagone la majorité écrasante des entreprises fonctionne à l’ancienne — avec un seul décideur pour les PME et avec une direction de quelques personnes pour les grosses structures. On ne peut vendre aucune prestation aux entreprises du CAC40 en province, tout passe par Paris. La maxime provinciale “tout le business est à Paris” est sur les lèvres de tout le monde — il y a 20 ans et aujourd’hui en 2016.

Ceux qui répondent au téléphone (les clercs, les assistants ou les adjoints) ne signent que rarement les factures, ne prennent que rarement les décisions et n’assument que rarement la responsabilité de communiquer l’information demandée. Car avant de s’engager il faut obtenir l’aval du N+1, qui lui cherchera à faire la même chose auprès de son supérieur.

Les explications sont variables et décevantes : l’initiative n’est pas saluée par la direction, la peur de responsabilité, l’exclusion de la décision et son verrouillage en haut de la pyramide, le manque de professionnalisme, la préférence psychologique de la paternité patronale, etc. Mais le pire, selon moi, est que dans les grosses structures l’on affecte des tâches trop scindées aux postes, ce qui tue la polyvalence et complexifie la chaîne d’exécution avec une multitude d’intervenants.

Tous ces points peuvent être transposés sur le système russe à une différence près : la polyvalence est une des particularités culturelles des Russes, ce qu’on ne peut pas vraiment dire des Français.

Ces et bien d’autres paramètres forment la distance hiérarchique élevée en France, comme en Russie. Le schéma du fonctionnement est identique — la décision dans au moins 90% des cas incombe au numéro 1, à la différence des particularités culturelles propres à chacun des deux pays.

Cependant, des deux côtés, les jeunes entreprises qui exercent dans les domaines intellectuels ou qui simplement aspirent à vivre de l’air du temps, ont davantage tendance à recourir aux techniques qui réduisent la distance hiérarchique, ainsi fertilisant le terrain pour l’innovation, le bien être des employés et une efficacité au travail.

De telles conditions de travail sont en général bien perçues par les employés, indépendamment de leur origine. Bien qu’à l’échelle nationale, en France comme en Russie, l’applicabilité de ces conditions de travail (et donc la baisse de la distance hiérarchique) est une affaire de longue haleine et souvent épineuse. Il n’est pas facile d’avancer en marche arrière…

Bilan

distance-hierarchique-en-france-et-en-russieLorsque les Français me racontent à quel point il est difficile de mener les affaires en Russie à cause d’une incroyable centralisation du pouvoir dans le public comme dans le privé, j’objecte souvent que ce n’est pas beaucoup mieux en France.

En revanche, les Français sachant lire les codes culturels russes (c’est ce que l’on appelle de “l’intelligence sociale“) ne seront pas dépaysés par la distance hiérarchique qui y est à peine plus élevée.

Toute la délicatesse et la difficulté de la perception d’autres cultures résident souvent, à un degré plus ou moins élevé, dans l’ethnocentrisme (tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour en analyser les autres). Et afin que les Français, susceptibles comme ils sont, ne se sentent pas offusqués par ce gros mot, je les rassure tantôt — ce mal est propre à l’humanité toute entière indépendamment des origines.

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