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La démocratie, pourrait-elle nous arriver?

Dieux indifférents au sort de l’homme

Démocrite ne niait pas l’existence des dieux, mais prétendait qu’ils sont devenus totalement indifférents au sort de l’homme.

Par rapport à nous, ce penseur a vécu il y a 24 siècles. Et si déjà à son époque, en observant ses contemporains, il a constaté ce qui s’est avéré être l’une des caractéristiques propres aux 24 siècles suivants (notre époque comprise): la société et la nature humaine, qui la compose, semblent définitivement incorrigibles.

Démocrite aurait beaucoup voyagé et se serait “entretenu avec de nombreux gymnosophistes aux Indes, avec les prêtres en Égypte, ainsi qu’avec les astrologues et les mages à Babylone“. On lui prête une vie extrêmement longue, puisqu’il aurait été plus que centenaire. Auteur d’une œuvre considérable, dont il ne reste presque rien, cet esprit encyclopédique riait de tout, selon Diogène Laërce (180-240 ap. J.-C.).

En prenant en considération ce court descriptif biographique du personnage, on peut consentir que son analyse de la société et des cultures, qu’il avait fréquentées entre 460 et 370 avant notre ère, pourrait être tout à fait véridique. Il n’aurait pas conclu que les dieux sont devenus totalement indifférents au sort de l’homme sans être sorti de son village une seule fois. Ses voyages, rencontres et observations pendant un siècle lui ont permis de comparer en observant.

Nouveau testament

Mais ce qui est tout aussi remarquable est que Démocrite a dit ces mots à l’époque de l’Ancien Testament (700-100 avant J.-C.) qui, lui, a été suivi 4 siècles plus tard du Nouveau Testament. Celui qui nous parle encore aujourd’hui du dieu tout puissant et de son fils (incarné homme) qui aurait volontairement souffert sa Passion et été sacrifié sur la Croix pour la rédemption du péché de l’humanité, après quoi il aurait ressuscité. Hollywood n’aurait même pas assez de fantaisie pour un scénario pareil.

4 siècles après le constat de l’indifférence des dieux au sort des hommes, ces derniers réécrivaient la Bible, dans laquelle ils crucifiaient le fils de dieu unique. Par vengeance? Ou était-ce une simple expression de la nature humaine — en groupe (en société)?

C’est presque envoûtant, lorsqu’on essaie de se représenter mentalement, à quel point l’humanité avait – et a toujours besoin – d’un tout puissant imaginaire ou d’une providence supérieure qu’ils dotent de leur propre fiction et mythologie, en construisant un véritable conte de fée, de surcroît célébré avec diverses manifestations annuellement depuis 2000 ans.

Encore de nos jours, malgré le bond énorme de la science, le dieu (ou les dieux), devenu(s) indifférent(s) au sort de l’homme, occupe(nt) toujours une quantité d’esprits absolument mirifique!

Serait-ce l’effet de groupe, tel un égrégore? Ou est-ce que simplement “la foi est la part d’irrationnel de l’homme”?

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photo by Anton Malafeev — Hradec Králové, rép.Tchéque

La carte n’est pas le territoire

Et puis, c’est tout aussi fascinant de se rendre compte à quel point tout observateur et penseur (libre) pouvait constater la même chose pendant tous ces siècles de Démocrite à aujourd’hui. C’est-à-dire que les siècles (millénaires même) passent, mais les hommes en société semblent immuables. Le darwinisme (si on peut toujours lui faire confiance) a sans doute besoin d’un temps plus long pour s’exprimer.

De nos jours, malgré le fait de vivre à la meilleure époque que l’humanité ait connue (avec la technologie, médecine et autres ribambelles de confort et de protections sociales), on tend sans difficulté aucune vers la même conclusion: les dieux sont depuis (très) longtemps indifférents au sort de l’homme. L’être humain aurait même le pouvoir de se faire disparaître, aujourd’hui, plus que n’importe quand auparavant.

Ce qui serait une véritable hyperbole, si on met en perspective l’histoire de la morale, de la violence, des lois, du niveau de vie et de l’espérance de vie, ainsi que du confort dans lequel nous baignons — en considérant que tout fout le camp.

Or ne serait-ce plutôt un autre fourvoiement, propre aux hommes, de penser que tout est de pire en pire? Car si c’était réel, l’humanité n’existerait plus depuis belle lurette. De pire en pire depuis des millénaires? Ça serait difficile de faire durer le plaisir. Puisque seulement en théorie mathématique une courbe peut se rapprocher indéfiniment d’une autre courbe à l’infini, telle une asymptote. En pratique, tout se casserait la gueule bien avant qu’on commence même à apercevoir cet infini.

Alors, en dépit de notre perception, le monde et les hommes ne vont pas de pire en pire. Nonobstant ils persistent à penser que les dieux seraient indifférents au sort des hommes depuis bien longtemps…

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Sophistes d’alors et d’aujourd’hui

De la même manière, il semblerait que c’est à Platon (427-347 avant J.-C.) que l’on doit de prendre les sophistes pour des charlatans, “amis des apparences” et peu respectueux de la vérité. Même s’il faudrait leur reconnaître d’exceller dans l’art de manier le langage. Et d’après Hegel (1770-1831), les sophistes étaient “les maîtres de la Grèce. C’est par eux que la philosophie est venue à l’existence” (Leçon sur l’histoire de la philosophie, tome II, p.244).

Et maintenant, regardons nos “amis des apparences” d’aujourd’hui: politiciens, journalistes, PDGs et autres membres des conseils de direction en tout genre. Tous ceux qui sophisent du matin au soir autour de la démocratie, de l’écoresponsabilité, de l’éthique ou de l’équitabilité. À lui seul, le son de ces termes galvaudés — à doubles standards — finit par donner la nausée!

Et si les sophistes de la Grèce antique en étaient maîtres, les sophistes de notre époque en sont experts encore plus. À la seule différence de leurs ancêtres: de nos jours, aucune philosophie ni pensée brillante n’en sort à la lumière du jour.

La tromperie, la ruse et l’artifice sont autorisés

Et maintenant, le texte qui va suivre n’est qu’un copier-coller du Grand Livre de la Philosophie • Histoire des idées en Occident.

Je vous en fais juges. Faites vos propres parallèles avec notre époque.

Les sophistes ou l’art du discours. La fin justifie les moyens

Ces professeurs délivrent une pensée efficace, pragmatique, destinée à autrui et à la satisfaction de ses intérêts. Peu importe ce que sont les choses en soi, mais ce qu’elles sont pour les hommes. L’art de trouver une solution aux problèmes posés repose pour eux d’abord sur des exigences sociales. L’outil pour les satisfaire est le langage, au sens de la rhétorique qui tient lieu de science de l’être (d’ontologie), au service de la science suprême : la logique. Autrement dit, le discours vrai est celui que l’autre comprend ou finit par comprendre parce qu’il est persuadé.

Pour persuader, rien ne sert de dire vrai, il suffit de faire croire que tel ou tel but à atteindre est plus avantageux qu’un autre. La rhétorique est donc la science des techniques par excellence, puisqu’elle permet d’être crue, acceptée, comprise. Ce refus de la vérité fait de la sophistique une philosophie sceptique et pessimiste.

Il est donc possible de répondre “n’importe quoi” ou presque à une question, en s’attribuant une compétence universelle, puisque l’essentiel n’est pas de connaître la vérité, mais d’être admiré par le plus grand nombre. Une valeur est bonne non quand elle est vraie, mais reconnue pour vraie.  

Un apport majeur dans l’évolution des idées.

Les techniques employées par les sophistes ont contribué à affiner certains problèmes: leur analyse sur la nature de la vertu, par exemple, les conduit à étudier les conditions où elle s’exerce; de même l’élaboration d’un discours juridique, jusque-là médiocre, est soutenue par leurs techniques d’analyse et d’écriture qui ont jeté les bases d’une réflexion sur le droit; enfin leur réflexion sur les conditions d’exercice du discours est capitale dans l’histoire des idées…

Et selon Protagoras (qui serait certainement le premier des sophistes et disciple d’Héraclite), l’homme n’est rien et n’a rien à attendre de la nature. C’est pour cette raison que la tromperie, la ruse et l’artifice sont autorisés

En voici un extrait très condensé de la genèse des idées en Occident.

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Démocratie comme rédemption du péché de toute l’humanité

Serait-ce pour ça (entre autres) que dans toute jurisprudence il est possible, en dépit des textes disant “blanc”, de démontrer “noir” en interprétant les lois à sa guise? Après tout, tout est une question du prix payé pour le bon “sophisme rhétorique” savamment servi par l’avocat aux juges. Les exemples en sont innombrables à travers la planète et au quotidien.

Alors, in fine, à quoi et à qui servent les lois?

Voilà pourquoi, aussi, tout politicien se fait élire non pas démocratiquement, mais grâce à des “sophismes sophistiqués”. Or la démocratie (dêmos, “peuple” et krátos, “le pouvoir”), en soi, n’est qu’un beau sophisme encyclopédique, dans la même veine que le conte sur le ressuscitement d’un certain Jésus Chirst, à la suite de la rédemption du péché de toute l’humanité — ni plus ni moins, s’il vous plaît.

En Occident, la démocratie et “nos valeurs” (dont nos “amis des apparences” nous rebattent les oreilles du matin au soir) sont composées de la participation citoyenne, de la liberté d’expression, de l’égalité devant la loi et le respect des droits fondamentaux. Certes, nous en avons notablement plus en Occident contemporain qu’il y a quelques générations. De même que l’expression et le degré de la démocratie en Occident, dans l’absolu, est plus prononcée qu’à l’extérieur de ses frontières. C’est un fait.

Mais son respect régit par les doubles standards à tous niveaux qui estampille notre quotidien à renfort d’une flopée infinie de sophismes sophistiqués, est un fait tout autant. Et parfois même sans sophismes — “circulez, il n’y a rien à voir”.

Je pourrais aussi parler du fait des démocraties multiples. Car la perception de cette abstraction politico-philosophique est différente dans chaque coin du monde, accentuée par des identités de groupe et des contextes socio-historiques particuliers. Mais ce n’est pas le sujet.

Cette parallèle entre la démocratie — qui est devenue “notre tout” en Occident depuis 2 siècles, ayant même remplacé l’église dans certains pays — et le nouveau testament — qui jouait le rôle du code civil et pénal pendant 2 millénaires dans toute la civilisation chrétienne (donc occidentale) —, n’est qu’une analogie démontrant, selon moi, limpidement que seuls les mots (et le folklore autour) changent, mais pas l’approche des hommes. Même dans les pays les plus développés et progressistes.

Plus simplement: la démocratie est un idéal inatteignable pour la nature humaine. Elle sera donc toujours imparfaite, même dans la meilleure des organisations sociales que l’homme aura jamais connues. La démocratie pour les hommes est une asymptote, dont ils vont indéfiniment chercher à se rapprocher, mais ne l’atteindront (le plus probablement) jamais.

Ce constat ne signifie aucunement qu’il faille baisser les bras et ne plus se battre pour ladite démocratie (dans tous ses aspects et manifestations). Bien au contraire. Sachant que son idéal est inatteignable – comme le rendement effectif à 100% dans la thermodynamique – il faut continuellement défendre le taux démocratique déjà atteint, pour qu’il ne reparte pas à la baisse, comme actuellement dans tous ces pays occidentaux considérés comme exemples démocratiques: le Japon, la Corée du Sud, le Canada, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Israël, la France et ainsi de suite.

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Et l’IA dans tout ça?

Dans une discussion à propos des hallucinations des pseudo intelligences artificielles, j’avais évoqué les résultats d’une étude officielle d’OpenAI (SimpleQA, octobre 2024). Voici le pourcentage de leurs réponses justes:

  1. OpenAI o1-preview : 47% (le moins mauvais)
  2. Claude 3.5 Sonnet : 44,5%
  3. GPT-4o : 38%
  4. ChatGPT 4.0 mini : 8,6% (seulement)

Ce à quoi un ami m’a dit:

“Quand tu observes ce que la politique et la religion offrent depuis des millénaires, c’est pas plus beau que les hallucinations du Chat GPT. Le peuple a besoin d’opium, comme l’a si bien dit Karl Marx!”.

Ce n’est pas complètement faux comme analyse. Et elle pourrait presque être comique. Mais seulement au premier abord.

Ce fameux et dorénavant omniprésent Chat GPT, dont la véracité des propos n’est pratiquement jamais vérifiée par le quidam, mais dont le contenu aussitôt – volontiers – viralement reposté sur les réseaux sociaux… Serait-ce le nouvel opium pour l’Homme comme dans la Grèce antique “panem et circenses” (du pain et des jeux du cirque)?

Au XIX siècle, lorsque Karl Marx a dit sa fameuse maxime, la population terrestre variait péniblement autour de 1.5 Mrd. Et elle n’avait pas le niveau technologique et sociétal d’aujourd’hui. Maintenant nous sommes 8 milliards. Et probablement 10 Mrd dans 25 ans. Sauf que la nature humaine ne semble pas avoir changé (évolué?) depuis l’époque de Marx et de Gustave Le Bon avec sa Psychologie des foules — c’est clair!

Le problème essentiel est que les IA sont capables de mentir et de manipuler pire que les humains l’ont fait depuis la nuit des temps avec la politique et les religions. Les humains le faisaient avec une population incomparablement plus petite, avec les armes beaucoup moins exterminatrices et sans les moyens de communication instantanée et globale — grâce auxquels n’importe qui peut publiquement, et à tout instant, dire n’importe quoi.

Amélie Cordier, docteure en intelligence artificielle nous dit:

Les IA doivent composer avec des injonctions contradictoires : “gagner” et “dire la vérité”, par exemple. Ce sont des modèles très complexes qui surprennent parfois les humains avec leurs arbitrages. Nous anticipons mal les interactions entre leurs différents paramètres — surtout que les IA apprennent souvent toutes seules dans leur coin, en potassant d’impressionnant volumes de données. Dans le cas du jeu Diplomatie, par exemple, l’intelligence artificielle observe des milliers de parties. Elle constate que trahir mène souvent à la victoire et choisit donc d’imiter cette stratégie, même si cela contrevient à l’un des ordres de ses créateurs. Machiavel, IA : même combat. La fin justifie les moyens.

Oups… Un petit déjà-vu, on dirait? Pas plus tard que dans le chapitre “La tromperie, la ruse et l’artifice sont autorisés: la fin justifie les moyens“.

Photo by D koi

Or, si la démocratie est une asymptote pour l’homme, l’IA pourrait en être d’autant plus l’inhibiteur.

Bref…

Pourquoi ce méli-mélo prétendument philosophique sur la démocratie, de la Grèce antique aux IAs qui racontent ce que bon leur semble?

Chacun individuellement semble comprendre les biais de la société et ses égarements. Mais collectivement, nous allons malgré tout — de concert — dans le mur. Ça doit être vraiment la psychologie des foules, un mécanisme homocène (ou sapiocène) incorporé, sans doute, par les dieux à la nature humaine en guise d’expérimentation.

Les imperfections humaines et celles de la société sont nombreuses et elles sont en surface depuis que l’écriture existe. Ainsi, le nouveau testament remplace l’ancien, comme l’histoire est systématiquement réécrite par chaque nouveau pouvoir en place. Et les machines, dotées de “l’intelligence supérieure” (sophisme!) par l’homme avec son intelligence imparfaite, peuvent dorénavant créer une nouvelle dimension de la démocratie — cette abstraction idéaliste que l’homme n’aura jamais maîtrisée, tellement sa propre invention est contraire à sa propre nature.

Le plus fantastique est qu’il y a, encore aujourd’hui, des individus – et ils sont légion – qui attendent le retour du Messie sur Terre, en polémiquant, sera-ce son premier ou deuxième retour. Cette faible internalité (en psychologie, lieu de maîtrise) permet à beaucoup de gens d’externaliser la responsabilité de leurs choix existentiels et inconduite à une entité suprême (paternelle), plutôt que d’en endosser la charge. Ce qui est absolument contraire au principe de responsabilité de Hans Jonas (1903-1993):

L’homme est doté d’une part, de la connaissance et d’autre part de la liberté, c’est-à- dire de la possibilité d’agir de telle ou telle façon; il est donc responsable de son action, il ne peut pas s’y dérober.

Or, encore au Ve siècle avant notre ère — avec son pilier qu’est le nouveau testament dans la civilisation chrétienne (toujours occidentale donc) — Protagoras aurait dit que l’homme n’a rien à attendre de la nature. Ne sous-entendait-il pas “des dieux”?

“L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. Il vénère un Dieu invisible et massacre une nature visible, sans savoir que cette nature qu’il massacre est ce Dieu invisible qu’il vénère.”

Hubert Reeves (1932-2023), astrophysicien

Clairement! Les dieux semblent avoir définitivement abandonné les hommes. Et ce, avant même le commencement.

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