Histoire insolite d’un Jack Russel
C’est une histoire non romancée, lorsqu’étant à la bourre, assis dans la voiture garée n’importe comment pour quelques instants, je visualise un Jack Russel courir tranquillement, seul, le long de la route, où les conducteurs ne semblaient pas faire attention à tout ce qui est en dessous du pare choc.
Je comprends très rapidement, en balayant la rue à 360 degrés, que le chien est réellement seul, malgré le collier blanc que je perçois à une trentaine de mètres. Je quitte la voiture pour agripper ce mâle tout calme et ne semblant même pas s’étonner qu’un inconnu l’arrête en s’accrochant à son collier et commence à lui parler. Il est docile et ne me regarde même pas. Sur le collier je remarque un numéro de téléphone. Ni une ni deux, je le compose pour entendre sa propriétaire me dire qu’elle est à l’hôpital et ne peut pas venir récupérer le chien qui, visiblement, s’est échappé. Flegmatique, elle me demande de composer le deuxième numéro marqué sur le collier, pour le signaler à sa mère. La mère ne répondant pas, je rappelle la propriétaire, tout en tenant le chien d’une main, qui ne se soucie pas des voitures que j’esquive entre temps, avec lui dans une main et le téléphone dans l’autre. La voix de l’hôpital me demande de conduire le chien jusqu’à une clinique vétérinaire et le laisser là-bas, en attendant que la mère vienne le récupérer.
À la clinique, la vétérinaire et ses 2 assistantes apathiques commencent à essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de l’histoire. Pendant ce temps, ma trouvaille quadrupède marque un mur de la clinique, probablement ayant senti l’odeur d’un congénère. A la lecture de la puce du Jack Russel on découvre son état civil: Jack…
Au bout de 20 minutes, après avoir téléphoné à la moitié de la terre, et en absence de réponse de la mère et de sa fille à l’hôpital, je réalise être seul à vouloir retrouver les propriétaires, après avoir entendu la vétérinaire expliquer à l’assistante: “à midi et demi on ferme et si les propriétaires ne se manifestent pas, le chien part à la police”; à quoi l’autre lui répond: “oui, mais je suis déjà en pause normalement…”. J’avais oublié qu’en France, quelles que soient les circonstances, c’est “#TPMP !”, “touche pas à ma pause !”.
Je suggère donc que je ramène le chien moi-même aux voisins, si l’on veut bien me trouve leur adresse. Cinq minutes plus tard, en partant avec Jack chercher la mystérieuse mère à l’adresse des voisins, je demande à tout hasard le nom de la vétérinaire pour la recontacter, le cas échéant. Elle répond quelque chose consonnant avec Jack. Alors, avec le sourire, je précise: “non, votre nom, Madame”. Elle réitère: “Mme Jacques”…
Après un moment de rire, je me demande dans la voiture si c’est un signe providentiel ou une simple coïncidence, sachant que, de surcroît, 2 semaines plus tard je dois rendre visite à mon ex beau-père qui se prénomme Jacques. En ce moment, je ne le sais pas encore, mais plus tard dans la même journée je vais tomber sur une promotion de whisky Jack Daniels chez Monoprix. Véridique!
***
Une fois arrivé sur place, la mère n’étant toujours pas joignable, je compose le numéro de la voisine. Ça décroche et j’ai l’impression de me retrouver dans une maison de retraite: “Jeanine… Jeanine… prend le téléphone…”. J’entends enfin la voix de la mère et je réalise que je ne suis pas au bout du périple. En raccrochant elle me dit “j’arrive”.
… 15 minutes après — pendant lesquelles je compose 2 fois le même numéro, sans réponse, j’observe Jack adossé à ma jambe, d’un calme olympien, me regarder dans les yeux et m’écouter pester dans la voiture contre l’irresponsabilité des propriétaires et le fait que je sois en retard pour mon rendez-vous — je vois la mère arriver à l’autre bout de la rue, la laisse à la main. En vieille polaire, lavée peut-être il y a 2 ans (et ce n’est même pas sûr), les cheveux en vrac tous blancs et gras, chaussons aux pieds, d’un air perdu, le visage complètement pâle… Elle ne s’étonne point que je récupère son chien à 3 kilomètres de sa maison. Très flegmatiquement elle me dit : “il fugue souvent … ouais, faut que je refasse la clôture…”. A la vue de la mère de sa propriétaire, Jack descend de la voiture très flegmatiquement, lui aussi, se laisse accrocher la laisse et, avec un calme pas du tout propre à la race, se dirige en direction de la maison.
La mère oublie de dire merci en partant. Normal, en apparence, sa tête est occupée par autre chose. La propriétaire — la fille à l’hosto —, ayant mon numéro, n’a pas non plus manifesté de signes d’inquiétude pour son toutou, ni de reconnaissance pour l’heure que je lui dédiai.
À 12h26 j’appelle la clinique pour annoncer que l’animal est enfin chez la mère… le téléphone sonne dans le vide… Je persiste, avant de redescendre sur terre : #TPMP !
8 heures plus tard, dans la soirée, mon téléphone sonne. En décrochant, j’entends une bonne femme m’interpeller sans préambule avec le genre de question à vocation de faire devenir dingue : “oui, c’est qui ?”. Je réponds: “et vous, c’est qui ?”. Une pause s’installe… Je sens que ma réponse, en dehors d’être inattendue, a mis l’appelante dans une véritable impasse neuro-existentielle. L’instant d’après je réalise que c’est la voisine de ce matin qui cherche à comprendre, 8 heures plus tard, qui l’appela 2 fois sans laisser de message. Elle ne rapprocha guère les 2 appels manqués avec le même numéro, auquel elle répondit juste avant pour le passer à Jeannine. Je lui rétorque tout de suite, pour clôturer l’incident rapidement: “c’est moi qui vous ai appelé ce matin pour votre chien”. Elle répond: “quel chien? je n’ai pas de chien”… Je lui retrace donc l’historique matinal en quelques mots, tout en entendant une voix de vieillard à côté d’elle: “raccroche, c’est une arnaque”. La bonne femme enfin fait le rapprochement et est rassurée.
On raccroche. Je regarde par la fenêtre de mon appartement quelques instants et, comme dans un arrêt sur image, me dit que les vies sont disparates et très différentes. Que les uns gouvernent la vie et d’autres la subissent. Que les uns, irresponsablement et sans réfléchir, se laissent dériver par le courant et que d’autres, étant dans l’incapacité de changer quoi que ce soit, n’ont d’autre choix que d’être entrainés derrière. Et que tout ça constitue notre belle société d’homo sapiens…