Médiocrité de la culture générale de la nouvelle génération
Ce n’est pas tant le développement de l’intelligence artificielle qui fait peur, que le déclin omniprésent de l’intelligence naturelle…
J’ai l’impression de constater de plus en plus chez mes étudiants un manque, pour ne pas dire l’absence, d’ambition du développement de leur culture générale. Mais surtout je remarque une incompréhension sincère de sa nécessité. En particulier dans le contexte d’avancement inarrêtable de la soi-disant intelligence artificielle. Beaucoup sont convaincus posséder un savoir adapté à nos jours: rechercher l’information. Autrement dit, plus besoin de savoir, il suffit de savoir chercher.
On m’a même dit que désormais le savoir pourrait être “externalisé”. C’est-à-dire qu’il peut se trouver sur les serveurs des moteurs de recherche. Et dans la tête maintenant, place aux émotions. Agrémentées du code d’accès à TikTok, je suppose. Car sans lui, la vie moderne n’est pas une vie.
Face à ça, je leur pose une question:
“Pourquoi vous faites des recherches d’infos, alors? Pour savoir ou pour un simple fait de chercher? Parce que si vous ne filtrez rien dans votre cerveau, alors inutile de chercher. Laissez tranquilles les serveurs et tout ce qui les meut.
Et au fait, pourquoi vous raquez presque 20.000€ pour un Master? Pour des connaissances ou pour un diplôme encadré dans vos WC?”
Les réponses sont confuses, non étayées par la logique et avec des regards perdus. Rien de cohérent ni de convaincant.
Et tout au long des 8 heures de cours, avec des “approches” différentes et sous des angles divers, je leur démontre de manière itérative et non-ambiguë que la vastitude d’horizon personnel permet de mieux comprendre le monde environnant de plus en plus complexe. Et je n’aurai pas peur de cette phrase abstruse (et à l’apparence politiquement correcte): la réflexion profonde permet de mieux se connaître et de comprendre la nécessité de s’améliorer constamment, surtout pour entretenir des relations harmonieuses avec les autres — l’intelligence sociale donc.
1. Vis 100 ans, apprends pendant 100 ans.
Proverbe russe
2. La seule chose qui est plus chère que l’éducation, c’est l’ignorance.
Benjamin Franklin
3. Le pauvre paie toujours deux fois.
Proverbe russe
Ce dernier proverbe russe semble particulièrement vrai pour cette nouvelle génération qui paie 20.000€ pour une année d’études, mais en même temps estime que la connaissance pourrait rester dans Google, et qu’il suffit de la retrouver là-bas.
À la fin de mon cours, beaucoup moins nombreux sont ceux qui persistent dans la promotion de leur “vérité de nouvelle génération”. Certains restent silencieux, apparemment aux prises avec une réticence à accepter “la raison impudente” du prof. Je les confronte littéralement à la platitude et à la transparence de leur culture générale lors de nos débats. En tout cas de la majorité. Et tout cela sur le fond de l’incapacité (majoritaire) d’argumenter son propre point de vue et, dans certains cas, même de l’incapacité de lier quelques mots ensemble.
- Ici, une précision de ma part ne serait pas des inutiles. J’enseigne dans une école qui fait partie des cinq (ou six) meilleures écoles de commerce de France. Les étudiants sont admis à ce Master grâce à une sélection qui comprend, entre autres, des entretiens individuels. Et après plusieurs années d’enseignement, je peux dire que le niveau de ces étudiants, dans leur ensemble, est sensiblement meilleur que mes expériences précédentes.
- Mais dans cet article, je partage mon observation moyenne sur de nombreuses années. Mon opinion de la nouvelle génération n’est pas sous-estimée. Elle est factuelle. En même temps, je suis parfaitement conscient que mon niveau d’exigence est élevé: j’enseigne en dernière année d’un établissement d’enseignement supérieur auprès de jeunes qui sont censés être diplômés en gestion de projets. Corollaire, même en tenant compte du fait que les enfants assis en face de moi ont en moyenne 23-25 ans et qu’ils ne peuvent pas avoir le même “bagage de connaissances” que moi à 45 ans, mon travail consiste à les tirer vers le haut, et non pas les caresser dans le sens du poil.
Quoi qu’il en soit, peu à peu, à la fin de mon cours, la nervosité face à l’ancienne génération (en ma personne) qui chercherait à les “offusquer”, se transforme en sourires benêts face à l’incapacité de répondre à de nombreuses questions et à l’ignorance du vocabulaire et des concepts de base de la société, dans laquelle ils naviguent depuis pratiquement un quart de siècle.
Pensez-y: le volume et le spectre de la culture générale d’un individu, ne sont-ils pas l’un des attributs nécessaires de l’intelligence sociale?
Bien sûr, au fond de moi, j’espère transmettre à la majorité de chaque groupe le besoin vital de la culture générale et de l’intelligence sociale. À une époque et dans une société où ce n’est pas tant le développement de l’intelligence artificielle qui fait peur que le déclin généralisé de celle naturelle.
Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une simple phrase “caustiquement sarcastique”, mais des statistiques de ces dernières années qui reflètent la perception générale, notamment en France. Je pense qu’en Russie la situation dans ce domaine n’est guère meilleure. Les sources et les avis sur le thème de l’inculture croissante et du manque d’esprit critique ne sont pas rares, tant en France qu’en Russie. Voici une citation d’un article scientifique russe de 2020:
Presque tous les experts ont souligné la dégradation, voire la destruction, du système éducatif en Russie. Les avis des experts et de la population dans son ensemble tendent vers un constat de la crise culturelle en Russie. Plus de la moitié des personnes interrogées sont plutôt d’accord sur le fait que la culture russe a décliné au cours des 25 dernières années et que toutes ses meilleures réalisations sont derrière.
En disant tout ça de nos jours, je sais très bien qu’au Moyen Âge… Quoi que même pas forcément au Moyen Âge. Même il y a 100-200 ans, le niveau de culture générale était bien inférieur à celui d’aujourd’hui. Ne serait-ce que parce qu’une proportion extrêmement plus faible de la société était alphabétisée et parce que l’instruction nationale n’existait pas. Et même si elle existait, elle reposait davantage sur le catéchisme que sur des données scientifiques et l’expérience professionnelle des enseignants.
Le niveau actuel de culture générale est donc incontestablement plus élevé. Mais le paradoxe est qu’il semble avoir commencé à décliner avec l’avènement des moteurs de recherche, puis des téléphones dans les poches de chacun. En d’autres termes, le niveau de culture générale pré-technologique — selon les statistiques et selon le ressenti de nos contemporains âgés — était sensiblement plus élevé. Et tout cela étant donné que, par exemple, en 1960, il y avait 3 milliards de personnes vivant sur Terre. Mais il y a exactement un an (15/11/2023), nous avons dépassé les 8 milliards.
Ainsi, la diminution du niveau de la culture générale dans le contexte de croissance continue de la population n’inspire pas confiance en l’avenir. Ou autrement dit:
La médiocrité ambiante et omniprésente n’ajoute pas de confort, ni tranquillité au quotidien…
Pourtant, ça me fait chaud au cœur qu’à la fin du cours, certains viennent me remercier pour l’inspiration, d’autres pour les avoir aidé à voir les choses sous un tout autre jour, et d’autres encore me demandent où ils pourraient lire davantage (oui, oui… “lire”) sur les sujets de mon cours. Or mon cours est tout un florilège de connaissances générales dans différents domaines. Alors je leur réponds: “lisez tout d’affilée et constamment”.
Et puis, certains même m’écrivent plus tard par email: “il faudrait plus de cours comme le vôtre”, “votre style d’enseignement est unique”. Bien sûr, dans ces moments, je ressens des ailes qui poussent dans mon dos. Et parfois, même ça m’arrive de décoller du sol.
Mais combien de temps la passion, avec laquelle ils viennent me remercier après le cours et m’écrire ces emails, restera-t-elle en eux? Nul ne le sait. Ce qui fait que mes envols restent toujours en basse altitude. Même si parfois il y a des surprises, comme cette thèse que j’ai été demandé d’accompagner.
Quoi qu’il en soit. Un jour, lorsque j’étais encore plus jeune que tous mes élèves réunis, j’ai entendu pour la première fois l’expression “l’espoir meurt en dernier”. Donc, apparemment, comme toujours, on ne peut qu’espérer que les grains que je disperse à droite et à gauche se maintiendront dans ces jeunes têtes et germeront. Et puis qui sait… Peut-être même qu’ils donneront des résultats dans leur intelligence sociale et dans leur culture générale qui, à proprement parler, sont garantes de la qualité de cette société.
Au cours des 20 dernières années, une dégradation ubiquitaire de la qualité de presque tous les instituts sociétaux est flagrante. Je veux dire que…
avec toute l’automatisation et toute l’amélioration du niveau de vie, le fonctionnement de tous les systèmes de la société s’est transformé en une sorte d’appareil cassé ou inachevé — fait par des amateurs —, à l’intérieur duquel tout le monde s’en bra… s’en fout de tout!
Alors, peut-être qu’un retour à une intelligence sociale plus avancée pourrait réparer cette machine infernale?
Ecouter aussi mon podcast sur le même sujet, qui va bien plus loin et fait le distinguo entre l’éducation nationale et l’instruction publique (ou l’enseignement national, si on préfère); et comment l’éducation nationale (qui est une invention purement idéologique et politique) a pu modifier l’approche de l’éducation parentale dans les esprits.
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