“YES, YOU CAN!” — Vous devez changer les choses
Cette année, comme tous les ans, à la fin de mon cours sur l’intelligence sociale (en M2 “Gestion des Projets” à SKEMA BS), j’ai demandé à mes étudiants de m’écrire par email ce qu’ils n’ont pas aimé pendant mon cours : approche, pédagogie, déroulement, slides… Bref, tout.
Et j’ai reçu plusieurs mails très bienveillants me remerciant du fond du cœur sans aucune critique. En revanche, 2 étudiants (des groupes différents) ont formulé une critique semblable à l’égard du message existentiel que je passais à la fin de mon cours. Il consistait à faire comprendre à cette nouvelle génération (ils ont 23-25 ans) qu’elle doit faire bouger les lignes dans l’organisation sociale actuelle pour cesser les excès sociétaux actuels qu’on connait tous (l’écologie, le néocapitalisme, l’accumulation infinie du capital, etc.) et changer notre mode de vie. Ce changement étant vital à bien des égards pour les générations actuelles et celles à venir.
Voici leur réticence et ma réponse — la même — à ces jeunes BAC+5/6 qui arrivent dans le monde d’adultes incessamment sous peu.
Étudiante 1
Bonjour Anton,
Comme je vous l’ai dit à la fin de notre journée, j’ai beaucoup aimé votre cours, votre bon sens, votre attention a notre égard et votre curiosité concernant tous les domaines. C’est ce qui m’a poussé à venir vers vous pour vous demander si vous faisiez partie des professeurs tuteurs de thèses.
J’ai appris des choses que j’ignorais encore, nous nous sommes efforcé d’argumenter nos avis, j’ai aimé être sortie de ma zone de confort.
La seule chose à laquelle j’ai le moins adhéré, c’est la façon très élitiste que vous avez de nous envisager. J’ai encore du mal avec les phrases du style « vous allez changer le monde ». Nous sommes conscients de la chance que nous avons d’être à Skema et des responsabilités qui nous incombent. Et pas que je manque d’ambitions professionnelles, mais à mon sens ces phrases sont trop pompeuses et font perdre en crédibilité votre intervention pleine de vérité.
J’espère ne pas vous offenser en écrivant cela. J’ai taché de faire preuve de transparence, en manquant de tact peut-être.
J’ai trouvé mon binôme de thèse et nous commençons à réfléchir aux thématiques sur lesquelles nous souhaitons écrire. Nous vous écrirons bientôt pour vous en faire part.
Bien cordialement.
Ma réponse
Bonsoir Mademoiselle,
Croyez-moi, je n’ai point un regard élitiste sur les étudiants de SKEMA ou sur votre groupe en particulier. D’autant plus que je n’ai pas dit “vous allez changer le monde”, tel que vous avez essayé de me citer, mais “comprenez que vous devez changer les choses” à condition que vous y croyiez vous-mêmes et que vous le vouliez vous-mêmes. Sans ça, aucune vision et aucun message élitiste ne vous boostera.
J’ai dit “chacun de vous compose cette société” et “cette société est faite de vous tous (moi y compris)“. Or, si nos ancêtres nous ont amenés là où nous sommes aujourd’hui — l’époque la plus confortable et “rassasiée” de l’histoire humaine —, alors pourquoi votre génération ne pourrait-elle pas, aussi, apporter du sien dans la nouvelle (petite) avance de l’humain vers le haut ?
Pour moi, ce n’est pas pompeux, même si je suis conscient que ça pourrait en avoir l’air. Donc je comprends votre point de vue et votre ressenti. Mais ça ne vous a pas échappé non plus que beaucoup de choses, que je vous donne pendant mon cours, peuvent paraître ambiguës et être interprétées autant de fois que de personnes dans la salle. Les sujets sont tranchants, délicats et très peu politiquement corrects. Pendant 8 heures d’affilée je cours sur une lame de rasoir, pour ainsi dire.
Et in fine, ce n’est pas élitiste. C’est plutôt idéaliste. Sans idéalisme, ça fait longtemps que l’humanité aurait sombré dans les ténèbres de sa propre imperfection et de sa bêtise. Donc mon idéalisme n’est guère du pathos, mais plutôt un moteur qui devrait vous “driver” pour chercher à faire mieux, au lieu de perdre les acquis existants et entamer la descente dans le sens inverse. De tout temps, c’est l’idéalisme — d’une minorité — qui poussait l’Homme à s’améliorer. Par opposition, le je-m’en-foutisme ne mène qu’à la perte, tout comme la procrastination.
Bonne soirée, 🙂
Étudiant 2
Et le deuxième étudiant, avec qui j’ai eu un gros débat dans la partie finale du cours, m’exprimais même pas un doute, mais la certitude que rien ne peut être fait pour sauver notre monde. Et malgré mes arguments qui avaient tendance à déstabiliser sa certitude, aussi bien que mal à la fin de cette longue journée de 8 heures, son email ne s’est pas fait attendre.
Bonsoir Monsieur MALAFEEV,
Pour ma part, ce que j’ai bien aimé :
- Contenu des slides, pas trop de blabla et des infos utiles (plus facile à la digestion) ;
- Gestion du temps de parole de chacun tout en s’assurant que chacun puisse dire ce qu’il veut ;
- Beaucoup de débats et vous ne monopolisez pas la parole par thème, l’échange est l’essence de votre cours je pense ;
- Intérêt sur la sémantique des mots, je n’y pensais pas avant votre cours, mais maintenant je vais y penser davantage ;
- Votre personnalité et votre crédibilité lorsque vous vous appuyez sur votre expérience ou vos écrits par exemple.
Ce que je trouve à améliorer :
- Accentuer/Insister sur l’impact que peut avoir l’argent dans une organisation sociale, je trouve ça dommage de ne pas en avoir beaucoup parlé ;
- J’ai trouvé la chute un peu facile en disant « oui c’est possible » sur une question qui selon moi ne peut pas avoir de réponse universelle (même si j’ai ma propre opinion sur la question, je ne pense pas être en mesure d’y répondre).
Ma réponse
Merci jeune homme,
très structuré et précis. Impeccable.
En ce qui concerne “J’ai trouvé la chute un peu facile en disant « oui c’est possible » sur une question qui selon moi ne peut pas avoir de réponse universelle (même si j’ai ma propre opinion sur la question, je ne pense pas être en mesure d’y répondre)“.
Regardez (ou re-regardez) DON’T LOOK UP. Je suis certain que vous êtes suffisamment intelligent pour lire entre les lignes de cette “tragi-comédie” pour comprendre que si, comme vous dites “il n’y a pas de réponse universelle”, alors la même fin nous attend tous que dans ce film. Il faut prendre ce problème philosophiquement — ce que je me suis efforcé faire pendant le cours avec vous — pour comprendre qu’on n’a PAS d’autre choix que de changer les choses. Car notre “train” se dirige vers le précipice. Et ce n’est qu’une question de temps. Mais la certitude est déjà là.
Bien sûr, ce n’est qu’une goutte dans la mer, comparé aux débats en cours pendant 8 heures où je force ces jeunes à sortir de leur zone de confort et du cadre politiquement correct pour mettre les mots sur les maux, sans peur d’être jugés. Néanmoins, j’ai trouvé intéressant et utile de partager ces deux petits échanges épistolaires avec ces jeunes à peine vingtenaires — dans l’espoir de, peut-être, accrocher l’attention et sensibiliser (autant que faire se peut) les autres, ceux qui ne sont plus à l’école.